2

 

Le sas évoquait une pustule sur l’enveloppe de diamant autrement parfaite du vaisseau-monde. L’intérieur de cette excroissance possédait une beauté surnaturelle, un foisonnement de choses tarabiscotées et colorées, d’aspect à la fois mécanique et organique, la plage d’une planète exotique à marée basse…

… dont le sol s’était changé en une paroi verticale couverte d’incrustations parallèle à l’axe de l’accélération écrasante que nous subissions. De plus d’un kilomètre de diamètre, prévu pour recevoir des appareils aussi gros que des astéroïdes, ce sas était si vaste que son unique occupant semblait par comparaison minuscule : notre navette jovienne, le Michaël Ventris désormais captif d’un nœud de tentacules métalliques, tel un petit poisson paralysé par une anémone géante.

La poussée s’interrompit sans le moindre avertissement. Le vaisseau-monde et tout son contenu furent soudain privés de poids. Nous poursuivions sur notre lancée notre chute vers le soleil. À l’intérieur du Ventris, nous débouclâmes nos harnais de sécurité pour nous lever de nos couchettes. Notre brusque départ du système jovien avait surpris quelques membres de l’équipage, les écrasant contre des surfaces heureusement capitonnées. Ils avaient à présent fort à faire pour ne pas partir à la dérive.

Josepha Walsh était notre pilote… une femme rousse et svelte au point de paraître émaciée, jeune mais avec déjà quinze années d’expérience en tant que capitaine du Bureau du Contrôle spatial.

— Donnez-moi de vos nouvelles, les gars.

Elle brancha le com et les vidéoplaques.

— Quelle est la situation dans le carré ? Tony ? Angus ?

— Eh bien…, je ne saurais trop conseiller de rester couché bien à plat lorsqu’on subit une accélération de dix g pendant dix bonnes minutes, répondit Angus McNeil, un ingénieur dont le visage rond apparaissait sur nos moniteurs. Surtout à ceux qui souffrent d’une scoliose.

— Exact. J’aurais mieux apprécié ce repos forcé si je n’avais pas été écrasé par un énorme pot de fleur qui est tombé sur mon ventre, fit une voix joyeuse.

Celle de Tony Groves, le navigateur.

— Ce n’est pas un pot de fleur mais ton casque, fit remarquer McNeil.

— Tu en es sûr ?

— Et notre passager ? voulut savoir Walsh.

Il y eut un silence, que Groves décida de rompre :

— Je crains que sir Randolph n’ait pas assez de souffle pour se lancer dans un nouveau discours, mais il respire encore.

— Dommage, grommela quelqu’un.

McNeil, peut-être.

— Marianne, comment vous portez-vous ? s’enquit Walsh.

— Je… je vais bien, répondit la jeune femme.

Comme sir Randolph, Marianne Mitchell était un invité-surprise, et si elle essayait de nous dissimuler ses frayeurs, elle ne pouvait nous cacher son épuisement.

— Nous allons bien tous les deux, déclara mon assistant, Bill Hawkins, de sa propre initiative.

Sa couchette d’accélération jouxtait celle de Marianne, sur le pont de l’équipage. Il s’était fixé pour tâche de la protéger mais tout indiquait qu’il devait être aussi terrifié et moulu qu’elle.

— Qu’est-ce qui se passe, à présent ?

— Je ne manquerai pas de vous en informer sitôt que je le saurai, Bill.

Walsh parcourut des yeux les voyants lumineux de sa console, les vidéoplaques, les hublots qui donnaient sur le vaste sas dans lequel nous étions. Elle leva la main vers ses cheveux en brosse de la couleur du bronze, un geste de soulagement, puis elle me lorgna.

— Vous avez l’air en forme, professeur.

— Merci, capitaine.

Je dus accompagner cette réponse d’un soupir, sans seulement envisager de quitter ma couchette.

N’étais-je pas, malgré mon apparence juvénile, le plus âgé de notre groupe ?

— J’espère toutefois que ça ne deviendra pas une habitude.

— Moi aussi, avoua Walsh. J’ai encaissé un nombre de g plus important à bord des cutters, mais dans ces appareils tout est prévu pour des accélérations brutales. À première vue, notre navette n’a pas trop souffert. Confirmation, ordinateur ?

— Tous les systèmes en attente et fonctionnels, répondit la voix de synthèse du Ventris dont le léger accent chinois pouvait surprendre.

— Vous ne trouvez pas qu’on crève de chaud, là-dedans ? me plaignis-je.

— Je ne peux rien y changer.

Nous avions laissé les écoutilles ouvertes afin d’économiser nos réserves d’oxygène et l’air présent dans le sas était étouffant et saturé d’humidité.

Blake Redfield, mon autre assistant, s’était libéré de son harnais dans la couchette empruntée à l’ingénieur.

— Je vais voir s’il est possible de faire quelque chose.

— Profitez-en pour jeter un coup d’œil à Mays, d’accord ? Je ne voudrais pas qu’il nous attire de nouveaux ennuis, dit Walsh.

Il grogna :

— La meilleure solution consisterait à le plonger en hibernation et à le remiser dans la cale.

— Nous devrons nous contenter de l’enfermer dans sa cabine. Assurez-vous qu’il n’a pas dissimulé sur lui une pince-monseigneur.

Redfield hocha la tête et plongea dans l’écoutille d’accès à la coursive centrale de l’appareil.

— Ohé ! du Ventris. Tout le monde va bien ?

C’était une voix féminine qui s’élevait du com. Je reconnus le timbre de l’inspecteur Troy, étrangement déformé par une réverbération grondante. Nous avions eu le temps de nous accoutumer au fait qu’elle parlait sous l’eau, mais pas aux sons qui en résultaient.

— Nous sommes tous en vie, Ellen.

— Parfait. J’ai des informations à vous communiquer. Le Ventris sera expulsé hors du sas avant que le vaisseau-monde n’entame sa prochaine accélération. Vous serez sur une trajectoire qui vous conduira vers une des colonies de la Grande Ceinture. Vous devriez prendre les mesures nécessaires dès maintenant, Jo.

— Quoi ? m’exclamai-je. Qu’est-ce que ça signifie, Troy ?

Ce que je venais d’entendre m’insuffla un regain d’énergie et je tendis la main vers la boucle de mon harnais.

— C’est une… excellente nouvelle, dit le capitaine.

— Que va devenir le vaisseau extraterrestre ? demandai-je.

— Et vous, Ellen, qu’allez-vous devenir ? voulut savoir Walsh.

— J’ignore quelle est la destination de cet appareil, mais c’est secondaire. Je resterai à son bord.

— Je tiens à vous accompagner, protestai-je.

— Je crains que ce ne soit impossible, professeur.

— Pourquoi ? À l’intérieur du sas l’air est respirable, l’eau est buvable, la nourriture mangeable. Cet extraterrestre peut certainement…

— Je vais me renseigner.

— J’exige de lui parler. Vous savez aussi bien que moi que…

Elle m’interrompit à nouveau.

— Je lui transmettrai votre requête et vous contacterai dès qu’il m’aura donné une réponse. Jo, préparez-vous pour le lancement. Cette opportunité ne se représentera pas.

 

Forster lève les yeux de son nid de coussins aménagé sur le tapis en face d’Ari et de Jozsef. C’est au commandant qu’il s’adresse :

— Nous n’avons été informés que plus tard des pensées et des agissements de Nemo. Ce n’était ni la première ni la dernière fois que nous sous-estimions gravement cet homme.

 

Peu après la fin de la phase d’accélération, McNeil avait porté Randolph Mays – toujours en scaphandre et flasque comme un sac de linge sale – dans sa cabine, pour l’enfermer à double tour. Une minute plus tard, Redfield s’assura que l’écoutille était verrouillée, puis nous oubliâmes ce misérable. Désormais seul, il se dépouilla de sa combinaison spatiale et la poussa dans un angle du réduit prévu pour deux occupants. Sa tenue était assez encombrante pour combler l’excédent de place.

Il inclina la tête sous le rabat à pression négative du bloc hygiénique et aspergea d’eau son visage. Je me le représente. Le plaisir procuré le fait sourire. Il le prolonge en passant un rasoir chemosonique sur la barbe naissante qui a envahi son menton depuis notre départ précipité du système jovien. Moins d’une demi-heure plus tôt il se croyait perdu. Il avait eu la certitude que sa mort était proche et inéluctable.

Il dut sans doute s’observer longuement dans le miroir : une face carrée creusée de rides profondes, aux sourcils épais, à la bouche très large et aux muscles saillants aux articulations de sa puissante mâchoire. Un faciès de prédateur empreint de distinction. Il le voyait depuis assez longtemps pour qu’il lui fût familier.

Il finit par se lasser de s’étudier dans la glace et s’allongea sur sa couchette, les yeux rivés sur la cloison de métal gris. Car sir Randolph – le nom qu’il avait choisi pour jouer son dernier rôle – ne pouvait aller nulle part et n’avait en outre aucune raison de se déplacer.

En tant que « Randolph Mays », « Jacques Lequeu », « William Laird » ou tout simplement « Bill », il était un homme aux mille visages qui réapparaissait sans cesse au fil des ans, le chef de la secte désormais dissoute du Libre Esprit, cette société secrète vieille de plusieurs millénaires qui attendait depuis l’aube des temps le retour des extraterrestres. Qui était-il en réalité ? Aucun de nous n’aurait pu le dire.

Il avait eu l’intention de tous nous tuer et manqué de peu son sinistre projet. Il savait toutefois que nous n’envisagions pas d’exercer contre lui la loi du talion et que nous le considérions désormais hors d’état de nuire. Nous redoublerions sans doute de prudence en sa présence – et peut-être demanderions-nous à l’ordinateur de surveiller ses faits et gestes, lui interdirions-nous l’accès aux sections situées à l’extérieur du module de l’équipage et, naturellement, fermerions-nous à clé le placard de l’infirmerie pour l’empêcher d’y subtiliser des poisons pharmaceutiques, etc. – mais autrement nous nous efforcerions simplement de l’oublier.

L’individu mis en quarantaine n’est pas isolé physiquement mais il voit se dresser autour de lui des barrières intangibles. Nul ne lui adressait la parole. Quand nous nous asseyions pour prendre nos repas, il n’avait pas sa place parmi nous. S’il entrait dans le carré, tout le monde en sortait… ou nous discutions entre nous en feignant de ne pas remarquer sa présence.

Troy l’avait appelé Nemo, ce qui signifie « personne ». Un individu privé de nom n’a aucune existence et même ce surnom serait sous peu superflu. Il en avait certainement conscience. Il pensait que nous l’oublierions vraiment, qu’à force de feindre qu’il n’existait pas, nous finirions pas ne plus faire cas de lui.

Et il disposait d’un avantage sur nous. Cet homme avait consacré plus d’années de son existence à des méditations solitaires que nous n’aurions pu l’imaginer.

Pour l’instant, il réfléchissait à son avenir immédiat. Rien dans la Connaissance – que le Libre Esprit avait œuvré à préserver sans hésiter à recourir au meurtre – ne l’avait préparé à ce qui venait de se passer, et encore moins à ce qui allait se produire. Nemo et ses adversaires se retrouvaient donc à égalité.

À une différence près.

Nous avions un atout, la possession du Michaël Ventris. Alors… par quel moyen pouvait-il rendre ce vaisseau spatial inutilisable ?

Les possibilités étaient nombreuses malgré les contraintes imposées par le pragmatisme. Les propulseurs et les réservoirs de carburant constituaient les éléments les plus vulnérables, mais il ne pourrait quitter le module de l’équipage à l’insu de ses gardiens. Nous ne prêtions pas attention à lui mais, tel un crotale lové sur un rocher, il n’était invisible qu’à condition de rester immobile, de ne prendre aucune initiative. Pour cette raison les systèmes informatiques des dispositifs de manœuvre, d’entretien de la vie et de protection antirad lui restaient inaccessibles : il fallait sortir pour les atteindre.

Pour perforer le vase clos du module de l’équipage il devrait se procurer des explosifs, stockés dans la cale avec le reste du matériel… et donc hors de portée. Et s’il décidait de plonger vers les consoles du poste de pilotage nous le réduirions à l’impuissance avant qu’il n’eût le temps de provoquer de sérieux dégâts.

Restaient les logiciels. Comme tous les systèmes complexes, ils représentaient le point faible du Michaël Ventris.

Je le vois sourire à cette pensée, un rictus qui étirait ses lèvres étroites et dénudait ses dents de prédateur. Dans la solitude de sa cabine, il déclara à haute voix :

— Ordinateur, je souhaite lire. Affiche le catalogue de la bibliothèque, s’il te plaît.

— Avez-vous un genre préféré ? demanda la voix de synthèse.

— La poésie. La poésie épique.

La vidéoplaque encastrée dans la cloison se mit alors à clignoter et le visage de Walsh y apparut. Elle le fixa avec froideur.

— Mays, nous nous préparons pour un lancement immédiat. Enfilez votre scaphandre, allongez-vous et sanglez-vous.

— Bien reçu, capitaine.

— Exécution.

Il enfila sa combinaison… à l’exception des gants.

Il lui restait un travail à exécuter, en silence, par l’entremise d’un clavier.

 

Nous étions tous à nos postes habituels : Groves dans la couchette du navigateur, Walsh près de lui et McNeil derrière eux. Ceux qui ne participaient pas au pilotage avaient regagné le pont inférieur, moi excepté. J’étais resté et je surveillais les chronomètres avec nervosité. Je sortis mon synthé-traducteur du rabat de ma combinaison et parlai rapidement dans son micro au risque de saturer ses mémoires. Je voulais débarquer du Ventris avant qu’il ne fût expulsé hors du vaisseau extraterrestre et il ne me restait qu’une opportunité, dans le meilleur des cas, de plaider ma cause.

Le compte à rebours débuta. Nos visages apparaissaient sur les petites vidéoplaques du com. Une barbe naissante ombrageait les traits des hommes et nous étions tous épuisés et en sueur.

Groves fixait les cadrans, pensif. Ses sourcils sombres se rapprochaient de l’arête de son nez droit et étroit.

— Je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, fit-il. Mais j’ai comme l’impression que nous allons manquer de delta-v pour atteindre une des colonies de la Grande Ceinture. Selon les données, nous nous déplaçons à quarante k/s rétrogrades.

— Tu ne piétines pas mes plates-bandes, si c’est ce que tu voulais dire, répondit McNeil qui prenait un accent écossais plus prononcé à la moindre contrariété.

Il tapota un écran, devant lui.

— Quand nous étions sur l’orbite d’Amalthée, nous avions juste assez de carburant pour regagner Ganymède. Depuis, nous en avons consommé des quantités importantes… et je ne parle pas de la nourriture et du reste.

Le haut-parleur du com reproduisit l’étrange voix aquatique de Troy :

— J’ai une bonne nouvelle à vous annoncer. La fenêtre de lancement débutera dans moins de dix minutes.

— Nous avons quelques inquiétudes, ici, répondit Walsh. Nous sommes à court de ravitaillement.

Au même instant les tentacules biomécaniques du vaisseau-monde bercèrent le Ventris. Nous entendîmes des coupleurs automatiques claquer et des gaz siffler.

— Thowintha m’a assuré que votre appareil serait entièrement réapprovisionné avant son départ en hydrogène et en oxygène, en nourriture et en eau potable… tout le nécessaire, ajouta Troy.

— Cette opération a apparemment débuté, dit Walsh en regardant les jauges. Le niveau du carburant remonte.

— C’est très aimable à lui, Ellen, dit McNeil. Ou à elle… mais je me demande si cet extraterrestre se fait une idée de la bouffe comparable à la nôtre.

Un chapelet de crissements, sifflements, cliquetis et grondements satura le com. Quand le vacarme s’interrompit, Troy nous annonça :

— Thowintha affirme que vous ne manquerez de rien. (Puis elle ajouta, amusée :) J’espère que vous êtes amateurs de fruits de mer.

— Et ma requête, inspecteur Troy ? criai-je.

Je venais d’adresser ma question à la vidéoplaque vierge sur laquelle ses traits seraient apparus dans le cadre d’une liaison normale.

— Vous devez me permettre de lui parler directement. Sur-le-champ.

— Désolée, professeur. Thowintha n’a pour l’instant donné aucune réponse à votre demande, répondit la femme invisible.

J’essayais de contenir ma colère et sentais que je perdais cette bataille. La chaleur gagnait mon visage et je tapai frénétiquement sur les touches du synthé-trad. Troy n’était pas la seule à connaître le langage de la Culture X.

Le pilote, le navigateur et l’ingénieur étudiaient des graphiques sur leurs consoles.

À l’extérieur, des tuyaux s’enflaient et se lovaient.

— Nous allons appareiller et je présume que le professeur s’estime satisfait, dit Walsh. Nous avons atteint tous les buts que nous nous étions…

— Je ne m’en étais fixé aucun, l’interrompit Marianne Mitchell. Hormis celui de rentrer sur Terre.

Ses yeux verts brillaient sur le moniteur où apparaissait son visage.

— C’est notre destination, lui rappela le capitaine.

Hawkins se crut obligé d’apporter son soutien à la jeune femme.

— Certains pensent qu’il y a…

Mais il laissa sa phrase inachevée. Sans doute parce que nul n’avait posé la question à laquelle il se proposait de répondre. Il écarta une mèche de cheveux blonds tombée devant ses yeux.

— Eh bien, sachez que je partage le point de vue de Marianne.

Cette précision était superflue. Son non sequitur ne suscita aucun commentaire. À l’extérieur les tuyaux se déconnectaient et se rétractaient… nous pouvions les voir danser sur la vidéoplaque et le spectacle faisait penser à un ballet de poulpes.

— Ellen, me recevez-vous ? demanda Walsh.

Pas de réponse.

— Inspecteur Troy ! criai-je, par désespoir.

Le com resta muet.

— J’exige que Thowintha entende ceci.

Je levai le synthé-trad, d’où s’élevèrent des cliquetis, des claquements et des grondements. Je trouvai cette reproduction de la langue extraterrestre excellente, malgré l’écrêtement des graves dû aux faibles dimensions du haut-parleur.

— Verrouillage hermétique des écoutilles et des sas externes, ordonna Walsh.

Elle avait dû hurler pour se faire entendre tant la cacophonie était assourdissante.

Je ne me laissai pas impressionner par son air autoritaire.

— Capitaine Walsh…, protestai-je.

D’une voix un peu trop forte, je le crains.

— Désolée, professeur. Tout laisse supposer que vous devrez nous accompagner. Vous faciliteriez notre tâche en arrêtant ce machin.

Troy réutilisa le com.

— Votre message a été reçu, professeur.

Je stoppai le synthétiseur.

— Oui ? Alors ?

— Thowintha annonce que le vaisseau-monde va s’imprimer une accélération qui… hum !… rend par comparaison la précédente ridicule. Vous n’y survivriez pas. Nul être humain non modifié ne le pourrait. Vous n’avez d’autre choix que de partir avec les autres.

L’ordinateur du bord annonça :

— Verrouillage des sas et des écoutilles externes. Le Michaël Ventris est hermétiquement clos et pressurisé.

— Nos réservoirs sont pleins, nous disposons de notre puissance maximale et nous sommes parés pour un lancement avec soixante secondes de compte à rebours, déclara Walsh. Bien reçu, Ellen ?

— Affirmatif, vous êtes prêts à appareiller, fit Troy.

McNeil sursauta dans son siège, comme piqué par un insecte.

 

— Capitaine ! Je relève une anomalie en ce qui concerne notre masse !

— Explique-toi, ordonna Walsh.

— Je constate une perte de… soixante-sept kilos après la reconstitution de nos réserves. Dans le module de l’équipage.

— Quelqu’un manque à l’appel, commenta Walsh.

Elle regarda les moniteurs individuels, l’un après l’autre. Groves, McNeil et moi étions sur le pont avec elle, Mitchell et Hawkins se trouvaient au pont inférieur, et Mays dans sa cabine.

— Où est Blake ?

Nous fûmes surpris d’entendre l’inspecteur Troy répondre :

— Avec moi.

Le sang me monta à la tête, si rapidement que je le sentis communiquer sa chaleur à mon cuir chevelu.

— Vous m’avez trompé, Troy ! l’accusai-je, certain qu’elle avait tout fait pour me priver de ce qui eût été l’apothéose de ma carrière. Toutes vos belles explications n’avaient d’autre but que…

— Je vous ai dit que le prochain déplacement du vaisseau-monde serait fatal à tout être humain non modifié, professeur. Thowintha estime que vous ne pourriez survivre aux interventions nécessaires… même si vous êtes convaincu du contraire. Je suis sincèrement désolée.

En proie à la colère, j’enfonçai le bouton d’ouverture de mon harnais.

— Il n’est pas encore trop tard pour être fixé…

— Débutez le compte à rebours, capitaine Walsh, ordonna Troy. L’écoutille s’ouvre.

Sur la vidéoplaque principale le halo bleuté diffus qui nimbait le sas avait perdu de sa luminosité. Un puits de noirceur s’élargissait au centre du dôme en dessinant une spirale. Le motif stellaire qui ornait la coupole s’effaçait et était remplacé par des points de clarté moins vive… les étoiles véritables vues à travers des couches moléculaires en cours de dissolution.

— Trente secondes, annonça l’ordinateur.

Il y avait dans le ciel une autre source de lumière qu’on ne pouvait voir depuis les hublots du Ventris. Mais un ovale de feu se déplaçait tel le faisceau d’un projecteur sur une scène de théâtre contre les parois ornées de filigranes du sas. Le soleil projetait par l’ouverture en expansion un rai oblique qui éblouissait nos yeux accoutumés à la pénombre.

— Le vaisseau-monde roule sur lui-même ! cria Walsh.

J’avais pratiquement quitté ma couchette, que j’essayai de regagner aussitôt, tout en sachant qu’il était trop tard. Les autres étaient trop affairés pour me voir, ou remarquer mes larmes.

— Dix secondes, fit l’ordinateur. Neuf. Huit. Sept…

Le Ventris se déplaça perpendiculairement à l’axe du vaisseau-monde, emporté par les tentacules qui l’avaient auparavant immobilisé. Ces cirres de métal délicats pouvaient s’étirer – apparemment à l’infini – et ils levèrent notre appareil jusqu’à l’ouverture de l’écoutille circulaire et la clarté aveuglante du soleil.

— Nous nous écartons, annonça Groves.

Les appendices s’étaient rétractés tels des ressorts. Un observateur cosmique qui eût assisté de loin à cette scène aurait pu croire que l’énorme ellipsoïde brillant bourgeonnait, qu’un kyste minuscule venait d’émerger de son flanc.

— Le vaisseau-monde…, dit McNeil. Il nous lance !

Avec un claquement semblable à celui d’une fronde, nous fûmes projetés dans l’espace.

— … Trois. Deux. Un.

Un grondement à la fois assourdissant et rassurant se réverbéra d’un bout à l’autre de la coque. Nos propulseurs principaux venaient d’entrer en action…

… un son, presque aussitôt suivi d’une secousse et d’un craquement, comme si on avait fait tomber un piano sur le plafond du poste de pilotage.

Les étoiles filaient dans le ciel derrière les hublots et sautillaient follement sur l’image du ciel reproduite sur la vidéoplaque principale. Le Ventris était ingouvernable et tournoyait sur une trajectoire en vrille. J’avais rebouclé mon harnais de sécurité, juste à temps.

— Le moteur numéro deux ne s’est pas déclenché, annonça McNeil.

Comme moi, il se retrouvait suspendu la tête en bas dans un enchevêtrement de sangles et je notai qu’il avait perdu son accent écossais.

Des sirènes hurlaient et des voyants rouges clignotaient sur toutes les consoles.

— Coupure du un et du trois, ordonna posément Walsh, comme si elle affrontait chaque jour de telles situations. SP sur autostabilisation.

— Un et trois en coupure automatique, SP en autostabilisation, confirma McNeil.

— Statut de l’appareil, ordinateur. Un premier diagnostic, dans l’ordre des points critiques.

— Systèmes de maintien de la vie, fonctionnement normal. Systèmes d’alimentation auxiliaires, fonctionnement normal. Systèmes de manœuvre, fonctionnement normal. Réserves de carburant, niveau normal. Autres réservoirs, niveau normal. Propulseurs principaux, alerte rouge. Moteur deux hors d’usage. Pompes du moteur numéro deux-H, hors d’usage. Aucun incendie à signaler… Aucun risque d’incendie.

— Continue.

— Calculs des coordonnées et de la vitesse irréalisables à partir des données disponibles. Forces d’accélération internes en décalage d’alignement de…

— Ça suffit, ordonna Walsh avant de jeter un coup d’œil à Groves. Des suppositions sur notre destination ?

— Nous pourrions aller au-devant de sérieux ennuis, répliqua-t-il.

— Est-ce le cas ?

— Je ne crois pas, Jo.

Il désigna un écheveau de fils de lumière sur la vidéoplaque du poste de navigation.

— On dirait que le vaisseau-monde va…

L’appareil fut ébranlé par une secousse qui nous meurtrit…

— … nous récupérer.

… la première d’une série de mouvements brutaux qui nous ballottèrent dans nos harnais. Je gémissais et avais pour seul souci de ne pas rendre mon dîner. Derrière les hublots les étoiles cessèrent de dessiner des spirales et tressautèrent. Puis, tout aussi brusquement, elles entamèrent un parcours giratoire régulier.

— Regardez !

C’était Groves, surexcité, qui tendait le doigt pour désigner l’extérieur. Une plaine de métal semblable à du diamant emplissait le champ de vision au-dessous de nous. Le soleil et les étoiles se reflétaient dans ses profondeurs polies.

— Que se passe-t-il ? demandai-je.

Sans doute avec un air pitoyable.

Le Ventris était si proche du vaisseau-monde que ce dernier occupait la totalité du ciel. Sur sa coque parfaite nous pouvions voir le reflet de notre minuscule appareil se découper contre un univers en rotation.

 

— Je n’apprendrais que plus tard la teneur de la conversation, très brève, qui venait d’avoir lieu entre Troy et l’extraterrestre, déclare Forster à son auditoire.

 

Souhaitez-vous que ces humains survivent ? demanda Thowintha, sans préambule.

Qu’elle voulût ou non sauver ses semblables le/la laissait apparemment indifférent(e).

Pour qu’ils restent en vie, il faudra les adapter aux conditions d’existence propres au monde vivant.

Les sons se propagent plus aisément dans un milieu liquide que dans un milieu gazeux, et bien que Thowintha fût éloigné(e) et invisible, Troy entendait ses paroles comme si elles provenaient d’un point situé à l’intérieur de son être.

Comment vous proposez-vous de parvenir à ce résultat ? demanda-t-elle dans les flots obscurs.

Ils devront s’y plier comme vous l’avez fait. Comme le fera votre compagnon. Il leur faudra vivre sous l’eau.

De quelle manière ? Ne m’avez-vous pas dit qu’une intervention de ce genre serait fatale au professeur ? Et le temps presse…

Leur faire subir une métamorphose n’est pas l’unique possibilité. Mais vous devrez convaincre vos semblables et, d’après vos propos, ce ne sera pas chose aisée.

Pourquoi dites-vous cela ?

Parce que vous êtes – comment vous définissez-vous ? – des « individualistes ».

C’est un faux problème, affirma Troy sur un ton catégorique.

L’extraterrestre ne pouvait comprendre que les individualistes avaient un instinct de conservation plus développé que des êtres qui se considéraient comme de simples éléments d’un corps collectif.

Car quand Troy vint nous apprendre ce que nous devrions accepter de subir pour rester en vie, ce fut sans la moindre hésitation que nous répondîmes :

— Noyez-nous.

 

Les Lumineux
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